La cristallisation des enjeux
Les Canadiens français dans les forces de défense
Politiquement, juste avant l'entrée en guerre, le Canada se divise âprement sur la question navale. Socialement, il n'a encore rien entrepris de sérieux pour rapprocher les Canadiens français des forces de défense du pays malgré les leçons évidentes servies aux gouvernants, tant au moment de la guerre en Afrique du Sud, qu'à celui de l'étude de la loi navale.
Lors du conflit de 1899 à 1902, on estime que les francophones du Canada n'ont rempli que 3 pour cent des cadres de l'ensemble des contingents. Dans le premier, cependant, qui avait été tiré de la force permanente, ils représentaient 5,4 pour cent des effectifs. Dès son arrivée, en août 1898, le major général Hutton, avait vu un problème dans l'absence des Canadiens français. Parmi ses interventions de tous ordres, il avait publié, en février 1899, une directive préconisant que les officiers d'état-major et les instructeurs puissent dorénavant diriger et entraîner, dans leur langue, les miliciens d'expression française. Apparemment, Hutton avait compris l'évidence, à savoir que pour les amener à participer aux entreprises militaires impériales, il fallait aller au-devant des Canadiens français. Hutton, qui parlait français, dut défendre son règlement à Toronto 60. Durant l'été 1899, deux autres directives établissant les conditions relatives à des examens linguistiques sont publiées.
La guerre de l'Afrique du Sud a interrompu cet élan et Hutton a payé cher certaines erreurs. Néanmoins, un de ses officiers, Oscar Pelletier, lui a toujours conservé un « sentiment de vif attachement, d'admiration et de gratitude 61 ». Est-ce parce qu'il lui avait promis un bataillon ou pour son approche de la question francophone ?
Après son départ, et alors qu'on réaménage la milice à la faveur de quelques leçons apprises en Afrique du Sud, le fait français est laissé dans l'ombre. « Seule la langue anglaise est employée officiellement, bien que deux unités d'artillerie sur 18 et 27 des 166 régiments (bataillons) d'infanterie, à la veille de la Grande Guerre, soient
francophones. » 62
Au moment de la création du Service naval canadien, malgré la présence du sous-ministre Desbarats et de Brodeur, remplacé entre août et octobre 1911 à la tête du ministère par Rodolphe Lemieux, la question du français est ignorée. La majorité des officiers britanniques servant au Canada n'accorde aucune attention à cette langue. On leur rappelle alors ce qu'est le Canada, « un pays bilingue (où) le français et l'anglais sont sur le même pied 63 ». Selon Brodeur, qui écrit à Desbarats, en août 1910, l'instruction devrait être disponible dans les deux langues, ce qui exige que les instructeurs soient bilingues. Autrement, les francophones unilingues seraient mis hors jeu. Cette vision n'ira pas plus loin dans cette marine sans âme et sans corps. À partir de 1911, le ministre conservateur de la Milice, Sam Hughes, n'est pas, et de loin, un ami des francophones et de leur langue. De fait, un an après l'arrivée de Hughes, le seul francophone important au sein de l'état-major, le colonel François-Louis Lessard, adjudant général depuis le let avril 1907, est remplacé par un anglophone. Au moment d'entrer en guerre, alors qu'à peine 9 pour cent de francophones sont présents dans la milice, 20 pour cent de ses officiers sont britanniques. En conclusion, personne ne semble être sensible au fait français. Aucune affinité ne semble s'être créée entre les deux peuples majoritaires d'origine européenne dans ce Canada où l'on affirme pourtant qu'il s'est édifié sur deux langues, deux cultures et deux peuples.
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