L'Empire militaire

L'apogée

Au milieu du XVIIIe siècle, les territoires du roi de France en Amérique du Nord forment donc une espèce de grand « T », traversant le Canada d'est en ouest depuis l'île du Cap-Breton jusqu'au milieu de la Saskatchewan, et du nord au sud à partir des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique. Malgré les distances considérables qui séparent les forts et les établissements, on trouve des détachements de troupes de la Marine parsemés sur toute l'étendue des possessions françaises. Ces soldats montent la garde dans des conditions infiniment variées, selon qu'ils sont à Québec, à La Baie ou au fort La Reine. Ils parviennent à en imposer aux Amérindiens hostiles, comme les Renards, mais forgent avec de nombreuses autres tribus indigènes des liens et des alliances qui jouent un rôle fondamental dans l'établissement de l'empire français. C'est par la diplomatie de ses officiers, autant que par les armes, que la France s'assure l'hégémonie sur les relations commerciales et diplomatiques dans ces immenses étendues. Sans enlever leur mérite aux colonies britanniques qui se développent lentement et parallèlement sur le territoire actuel du Canada, la première moitié du XVIIIe siècle est vraiment l'époque qui voit l'apogée des Français en Amérique du Nord.

Tout ceci fut possible, vers la fin du XVIIe siècle, parce que la Nouvelle-France se dota d'une solide organisation militaire et que les Canadiens, après avoir vivoté durant des décennies à la merci des indigènes, purent en tirer profit. Une remarquable milice était en place et les officiers des troupes régulières furent recrutés de plus en plus chez les gentilshommes canadiens, de naissance ou d'adoption. L'administration en Nouvelle-France était structurée et gérée de façon tout à fait militaire et son influence s'étendait aux affaires civiles, à la justice et à l'économie. La présence militaire se faisait même sentir au sein de l'Église, soit par l'entremise des soldats qui assuraient la protection des missionnaires, soit par celle des ingénieurs militaires à qui on demandait de fournir les plans architecturaux des églises.

La transformation de la façon européenne de faire la guerre en une tactique canadienne originale, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, fut aussi d'une importance primordiale dans l'histoire de la Nouvelle-France, car elle permit de tenir en respect les colonies américaines. Du coup, les militaires et miliciens de la Nouvelle-France, aidés de leurs alliés amérindiens, parvinrent à contrôler presque complètement le centre de l'Amérique du Nord, car ils étaient les seuls à pouvoir mener des expéditions très loin de leurs bases, les seuls aussi à être capables d'aller rencontrer l'ennemi amérindien chez lui et de le battre sur son propre terrain, malgré quelques revers mineurs.

L'évolution militaire exceptionnelle de la Nouvelle-France favorisa le développement du sens de la nation canadienne dès la fin du XVIIe siècle. Comme les institutions militaires étaient prépondérantes, puisqu'elles fournissaient le cadre de l'organisation sociale et gouvernementale, massivement dominée par les officiers canadiens, en adaptant les structures européennes aux besoins et à la géographie nord-américaine, elles renforcèrent le sens d'une identité distincte. Les Canadiens étaient aussi Français, mais se définissaient de plus en plus selon leur nouveau pays. Au début, celui-ci était une entité théorique, irréelle, mais pour les militaires et les miliciens qui traversaient le territoire en tout sens - à pied, en canot, en raquettes l'hiver -, il devenait peu à peu une réalité. Ils l'exploraient, ils s'y battaient, ils en parlaient entre eux.

C'est à partir de cette vision du pays, que ces hommes voyaient de leurs yeux et défendaient de leurs mains, que naquit le sens de la nation dans leur cœur.